Une luzerne plus riche en énergie : tranquillement mais sûrement!

Citation

Claessens, A & Thériault, M. 2023. Une luzerne plus riche en énergie : tranquillement mais sûrement! Journée d'information scientifique sur les bovins laitiers et les plantes fourragères. 8 février 2023, Drummondville, QC. CRAAQ [présentation orale]

Résumé

La luzerne (Medicago sativa L.) est très prisée dans l'alimentation du bétail en raison de sa teneur en protéines élevée. Ses protéines sont cependant très dégradables dans le rumen, ce qui entraine une faible efficacité d'utilisation de l'azote (NUE) par les ruminants (Broderick et al., 2001). En effet, quand l’apport en protéines dégradables est élevé, les microbes du rumen ont besoin d’une quantité d’énergie souvent plus importante que celle disponible pour pouvoir réutiliser les composés azotés et former des protéines microbiennes (Dijkstra et al., 2013). La conséquence de ce débalancement est qu’une partie des composés azotés échappe à la digestion microbienne et est rejetée dans l'environnement sous forme d'urée (Villalba et al., 2021). Pour pallier ces pertes et assurer une meilleure efficacité d’utilisation de l'azote, un apport simultané d'énergie doit être apporté à la ration (Dijkstra et al., 2013) et les glucides non-fibreux (GNF), qui incluent essentiellement les sucres solubles, l’amidon, les fructosanes et la pectine, sont la principale source de glucides rapidement fermentescibles (i.e. d’énergie) pour les microbes du rumen (Villalba et al., 2021). La sélection génétique pour obtenir des fourrages plus riches en énergie semble une approche intéressante pour parvenir à cette fin. Au Royaume-Uni, des cultivars de ray-grass vivace (Lolium perenne L.) plus riches de 10 % en sucres solubles et en fructosanes ont été développés (Humphreys, 1989). L’utilisation de ces cultivars dans la ration de ruminants a permis d’augmenter l’efficacité d’utilisation de l’azote en comparaison avec les cultivars standards (Parson et al., 2011). Contrairement aux graminées, les légumineuses fourragères contiennent des concentrations importantes de pectine (Hatfield et Weimer, 1995) et d'amidon, mais des quantités négligeables de fructosanes. Notre approche de sélection récurrente pour développer une luzerne plus riche en énergie a donc été basée sur les concentrations en GNF de la luzerne, et plus particulièrement celles des tiges, qui est plus stable pendant la journée. Enfin, comme la digestion des glucides contribue aux émissions entériques de méthane et que la digestion de l’amidon, par exemple, en produirait moins que la pectine (Sun et al., 2022), la somme des sucres solubles et de l'amidon a également été considérés dans notre approche. Cette étude visait à développer une luzerne plus riche en énergie suite à trois cycles de sélection récurrente pour augmenter les GNF de la tige et à évaluer la concentration des GNF mesurée dans les plantes entières des nouvelles populations de luzerne cultivées au champ.

Méthodologie
Des génotypes issus de quatre bases génétiques différentes (55V48, Akori, Genoa VR et Megan) et sélectionnés en fonction de leur survie hivernale, leur rendement et leurs concentrations élevées en GNF dans la tige, ont été croisés pour produire la population GNF1. Pour les cycles de sélection suivants, les plantes avec les meilleures vigueur et concentration en GNF dans la tige ont été sélectionnées dans la population précédente et croisées pour générer les populations GNF2 puis GNF3. Une population témoin (GNF0) a également été créée en croisant des génotypes de luzerne choisis au hasard parmi les quatre bases génétiques initiales. Les quatre populations produites ont ensuite été comparées lors d’essais au champ établis à deux sites dans l’Est du Canada (Saint-Augustin-de-Desmaures et Normandin) à l'été 2020 ainsi qu’à un site dans l’Ouest canadien (Saskatoon) à l’été 2021. Les populations ont été plantées en rang de 25 plants selon un dispositif en blocs complets aléatoires avec six répétitions. Les parcelles des deux sites de l’Est ont été récoltées en 2021 et 2022 tandis que celles de l’Ouest ont été récoltées en 2022 seulement, pour un total de cinq année-sites. Les rendements ont été évalués à chaque coupe (2 à 4 coupes par an) et additionnés pour obtenir le rendement annuel par plant. Des échantillons de biomasse aérienne des première et deuxième coupes de chaque année ont été récoltés. Ces échantillons ont ensuite été séchés, broyés et scannés par spectroscopie de réflectance dans le visible et le proche infrarouge (VNIRS) pour estimer les attributs de valeur nutritive.
Résultats
Comme aucune interaction entre les année-sites et les populations n’a été détectée (P > 0,1; données non présentées), les moyennes des cinq année-sites sont présentées pour chaque population au tableau 1. Les rendements annuels de la population GNF3 ont été similaires à ceux de la population initiale GNF0. La population GNF2 a par ailleurs obtenu des rendements annuels supérieurs aux populations GNF1 et GNF3. Nos résultats montrent une augmentation graduelle des concentrations en glucides non-fibreux (GNF = somme des sucres solubles, de l'amidon et de la pectine), les différences devenant significatives après deux et trois cycles de sélection récurrente pour ce caractère (GNF2 et GNF3) par rapport à la population GNF0 (Tableau 1). Les concentrations en GNF et en sucres solubles + amidon ont toutes deux été augmentées de 1,4 g/100 g MS pour la population GNF3 comparée à la population GNF0, ce qui représente une augmentation de 7 et 12 % pour chacune de ces fractions glucidiques (Tableau 1). La sélection sur les GNF des tiges semble donc avoir principalement affectée les sucres solubles et l’amidon et peu la pectine. L’augmentation de l’énergie s’est fait au détriment des fibres ADF et aNDF, avec pour conséquence une digestibilité in vitro de la matière sèche plus élevée pour la population GNF3 que celle de la population GNF0 (Tableau 1). La teneur en protéines brutes (PB) a été comparable pour toutes les populations (Tableau 1). Les deux ratios énergie/protéine ont été plus élevés pour la population GNF3 que ceux de GNF0 et GNF1 (Tableau 1).

Conclusions
Ces résultats montrent que la méthode de sélection utilisée pour augmenter les concentrations de GNF dans les tiges de luzerne est une approche efficace pour améliorer l’équilibre entre l’énergie et la protéine de la luzerne, tout en maintenant les rendements. Les effets indirects de la sélection récurrente sur le contenu en fibres ont aussi permis d’augmenter la digestibilité de ces fourrages. L’utilisation de cette méthode de sélection pour produire une luzerne plus riche en énergie pourrait permettre d’améliorer l’empreinte environnementale de la luzerne via une meilleure efficacité d’utilisation de l’azote et/ou une production de méthane entérique plus faible des ruminants nourris avec cette dernière. Des analyses plus approfondies de l’impact de la sélection sur les différentes fractions glucidiques ainsi que des essais in vivo sont toutefois nécessaires pour valider ces effets. Les résultats d’un essai en conditions contrôlées permettront aussi d’évaluer la population issue d’un quatrième cycle de sélection.